On oublie facilement à quel point nous sommes connectés à la nature. Mais souvent, comme une piqûre de rappel, le simple fait de rouler à travers un endroit désertique, exposé aux éléments pour raviver des sensations profondément ancrées et des sens oubliés, habituellement enfouis sous la routine quotidienne.

Suivez Gian lors d’un de ses voyages en Islande, où il retrouve une sensation de pureté mentale.

Préliminaires

Enfin. En ce début d’après-midi, je quitte l’immense cratère d’Askja après avoir à peu près réparé mon vieux pneu déchiré pour couvrir autant de distance que possible. Je veux fuir à nouveau vers le néant. Ayant fait un jour et demi de stop pour faire l’aller-retour depuis le refuge de Dreki à Askja en direction d’Akureyri (où j’étais quatre jours auparavant), je n’avais qu’une hâte : retourner m’engloutir dans le vide des terres intérieures islandaises.

 

Libérée, la joie irrigue mon corps et se transforme en énergie pour faire tourner mon unique pignon aussi naturellement que je respire, mes pneus sous-gonflés me faisant planer au dessus du redoutable terrain meuble de la F910 qui traverse Dyngjusandur.

 

Parfois, il est sain de partir à la recherche de la grande aventure.

 

Mais pourquoi pas en faire des centaines de petites?
Ces petites sorties de tous les jours, sur les sentiers, qui vous font arriver à la brasserie locale trempé et couvert de boue ; celles qui vous ramènent, tes amis et toi, de soirée ; ces sorties dont tu rentres transpirant en été, grelottant en hiver après une journée de travail, celles qui secouent les courses dans les sacoches.

Trouver des moyens pour éviter les routes et la circulation -aussi faible soit-elle- vous prendra certainement plus longtemps pour aller d’un point A à un point B. Mais vous pourriez être surpris de voir à quel point c’est agréable.

 

 

Laissez les voitures derrière vous.

Laissez votre voiture derrière vous.

 

Vivez le cycle de la vie.

Le nouveau champ de lave d’Holuhraun est encore chaud et invite à faire une pause, suivie d’une autre, cette fois-ci induite par une crevaison.
En cette fin d’après-midi d’août, il n’y a pas un juron à entendre. Alors que le vent souffle vers le sud, je roule plein nord et commence à ressentir les premiers symptômes de dissolution. Quelques heures seulement après avoir quitté Askja, mon esprit commence à devenir volatil.

J’hallucine

Mon ombre bascule alors que ma route tourne plein ouest. Je vois mon image sombre sur le sol et me souviens de ce personnage qui m’est familier. « Hey c’est toi… Enfin moi. » Avant de partir, je n’avais esquissé mon parcours que vaguement, donc mon GPS affiche « hors route » régulièrement.
Souvenir de mon enfance, la chanson du générique de Mr Ed, le cheval qui parle, résonne sur les falaises de hyaloclastite de Dyngjufjöll Ytri alors je fais du rodéo entre les plaques de sable et les rochers saillants. Le rythme se fait plus présent ; je roule fort depuis quelques heures, concentré en permanence pour rester « côté gomme » au sol sur ce terrain parfois piégeux, et malgré cela, cette chanson sort machinalement.
Etat de Flow? Concentration maximale? Méditation?

Je m’arrête. Je me sens bizarre.

Pas à ma place, mais complètement bienvenu.

Comme un trip psychédélique duquel on croit redescendre alors qu’on est en plein dedans, je me tiens là, à respirer l’air épais de la nature qui m’entoure. Je me sens extrêmement bien, pourtant mon pouls est élevé, ma respiration intense et mes sens décuplés, en alerte. Je repère les plus petites et indénombrables formations de lave, les nuances de couleurs des pierres, j’entends arriver la prochaine bourrasque et le sable glisser sur le sol désolé.
Un paysage en apparence statique s’ouvre, comme une fleur qui éclot. Une de ces fleurs dont le capiteux parfum vous prend par surprise.

Le statique a toujours été dynamique. Je baigne dans cette profonde connection depuis un moment, toujours en surveillant mes arrières, mais sans pression. « Est-ce que des fantômes bougent autour de moi? » « Où est mon compagnon? » « Où est passée mon ombre? »
La nuit tombe lentement, très lentement au 65ème parallèle. Automatiquement, je commence à ouvrir l’oeil pour trouver un endroit où camper. Rapidement, la piste devient moins sablonneuse et je m’extirpe du sable épais pour flotter sur de la lave en coussins érodée, baignant dans la présence véritable, alors que mon passé s’évanouit derrière moi et que mon futur s’évapore.

Mon esprit est séparé de mon corps.

L’un devient limpide, l’autre une machine.

Limpide et vide comme mon environnement. Le petit monde intérieur a fusionné avec l’extérieur. M’arrêter pour la vue, pour boire une gorgée, faire pipi, prendre une photo, rien ne pourrait me tirer de cet état.
Mon rythme bat avec celui de la Terre mère.

Il y a quelques années, je faisais du kayak de mer dans le Firth of Lorn en Ecosse. Vent frais, jolies vagues, j’ai eu une sensation comme si je posais ma tête sur la poitrine de Mère Nature pour l’écouter respirer. D’abord elle se levait, redescendait, se relevait… Ce qui aurait pu être un rythme parfait m’a en fait effrayé. Ayant trop peur pour me laisser aller, je ne pouvais pas mettre toute ma confiance dans mes actes, quels qu’ils soient. Ce qui aurait pu être l’endroit parfait pour tripper était visiblement au delà de mes limites. Je ne maîtrise pas le kayak de mer.

Je trouve un état de Flow toutes les semaines, par exemple quand je roule sur un terrain que je maîtrise (ou que je pense maîtriser, tout du moins). Mais dans un environnement exposé, faire la même chose pendant des heures, des jours, des semaines peut vous élever vers des sphères surnaturelles, qui correspondent au paysage préternaturel traversé.

Différentes activités peuvent vous faire basculer. Ca m’est arrivé en faisant de l’alpinisme dans les Alpes en hiver, en essayant de danser avec les rafales de vent, le froid et le terrain exigeant, ou aussi en randonnant dans la nature, à traverser les massifs montagneux sans parler à personne pendant des jours.

L’exposition aux éléments est peut-être la clef.

Clef d’une porte qui mène dans une pièce remplie d’intuition.

Une intuition épaisse, qui coule goutte à goutte. Je m’y plonge, m’y repose, oublie la notion du temps et en ressors doucement. Tous mes gestes semblent absolument naturels. Pas de remise en question, pas de reflexion, juste l’action. Je sens ce qu’il faut faire de l’intérieur. J’aborde un passage à gué comme un animal. D’un point d’eau au suivant comme un animal. Je me déplace sans effort et avec grâce dans la nature. Comme un animal. Un animal ou même du saule polaire, entièrement connecté.

Certains endroits offrent une exposition aux éléments facile d’accès. Une facilité qui s’effiloche à chaque tour de pédales.
Ici et maintenant.
C’est un endroit sec : malgré la quantité de précipitations qu’elle reçoit, la terre poreuse ne retient pas l’eau. Je roule avec 6 litres d’eau et ne peux que supposer où trouver une source. Ca devra suffire pour les 160km à venir.

C’est une saison froide : Il a neigé hier, il fait beau aujourd’hui et la nuit sera claire. La température va descendre dans le négatif cette nuit et mes chances de trouver un coin pour camper abrité du vent sont très
minces.
C’est un endroit vide : Je ne me souviens pas quand j’ai vu la dernière plante. Ca doit être il y a 50 km. Peut-être 40? Encore 150 avant que je croise d’autres humains.
Le risque aussi commence à doucement s’effilocher.

Je parle tout seul alors que je roule vers le Soleil bas sur l’horizon, ébloui par sa chaude lumière, toujours en train de pomper sur la lave en coussins comme si j’avais fait ça toute ma vie et que j’allais le faire pour toujours.

La lente disparition

A cette latitude, le Soleil disparait lentement mais le froid tombe vite.
Je trouve un endroit où camper. Je déplace des pierres et note leur emplacement d’origine. Je me glisse dans mon abri et mets une bonne heure à redescendre sur terre. Plus calme, profondément détendu mais non plus désintégré comme il l’était, mon esprit se reconnecte à mes besoins physiques : se reposer, boire et manger. S’installer et rester à l’abri du vent froid qui s’est renforcé avec la nuit. Les ombres bougent toujours autour de moi. Elles m’avaient rendu visite pour la première fois à mon adolescence après un voyage hivernal risqué, et elles réapparaissent de temps en temps depuis.

Après le souper, un dessert et un chocolat chaud, le spectacle de Mère Nature commence. J’ai de la chance d’être là, à cet endroit, à cet instant. Je sors dans le froid et le vent et regarde le spectacle jusqu’à ce que mon corps m’oblige à rentrer.
Depuis mon duvet, j’observe l’aurore boréale danser à travers la porte ouverte de la tente qui joue le rythme du vent.

Suivez Gian sur Twitter et Instagram